« Dans toutes les larmes s’attarde un espoir » exprimait Simone de Beauvoir dans la Force de l’âge. Citation qui peut résumer la vie d’un homme, d’un autodidacte par situation, d’un jeune marocain fils du peuple, wld alshaeb comme on dit au Maroc que fût Miloud Châabi.
En effet, il a fallu de l’espoir dans le désespoir de ce jeune Miloud pour se sortir de sa situation de naissance. Car l’Haj Miloud comme l’appellent ses enfants est né le 15 septembre 1930 à Essaouira dans un Maroc sous protectorat, il a dû dès le plus jeune âge commencer à travailler pour aider sa famille comme tant d’enfants d’hier et aujourd’hui. Le petit Miloud a donc dû endosser le rôle du petit berger, jusqu’au jour où une brebis a été mangée par un loup selon ses propres dires. Cet événement pousse Châabi à fuir sa famille, sa tribu pour ne pas subir leur colère, mais le pousse aussi à construire ce qui deviendra un empire économique.
Le jeune homme se retrouve seul, loin du cocon familial. Il enchaine donc les petits emplois dans les champs et souks pour survivre. Avant de s’installer à Kenitra, la ville porte bonheur de l’autodidacte, car elle sera le théâtre de l’éclosion et l’expansion économique et personnelle de cet homme.
Ainsi, Miloud Châabi réussit à 18 ans, sans savoir lire et écrire, à créer sa propre entreprise de construction avec comme seul bagage son expérience en tant que maçon, son talent de négociateur et son intuition (il est un des premiers à investir en Afrique Subsaharienne). Cette entreprise est devenue un groupe qui existe toujours 70 ans après sa création, il se nomme Ynna Holding, qui est un des plus anciens et grands groupes industriels marocains avec comme première activité le BTP (bâtiment et travaux publics, ndlr), mais le groupe s’est diversifié, il opère notamment dans la grande distribution avec la chaine de magasin Aswak Assalam (l’enseigne se différencie nettement de ses concurrents par le refus de la vente d’alcool voulu par Miloud Châabi), l’agroalimentaire et l’industrie. Le groupe est un géant marocain avec un chiffre d’affaires en 2016 de 20 milliards de dirhams et un résultat net de 4 milliards de dirhams.
Ce succès financier propulse directement Châabi au centre de l’activité économique marocaine, il devient un symbole du capitalisme marocain et devient un modèle du rêve marocain. Mais le profil de l’ancien berger reste atypique dans le prisme du monde des affaires marocain dominé par les grandes familles comme les « fassis » ; l’Haj Miloud n’a rien hérité, il a tout acquis, à la sueur de son front, loin des cercles d’influences, de pouvoirs.
Cet éloignement de la nomenklatura marocaine nourrira en lui un sentiment d’injustice que l’on retrouve chez d’autres autodidactes, qui pourtant n’ont pas le même domaine d’activité comme le philosophe et écrivain Jean-Jacques Rousseau. Ce sentiment et un peu de courage le poussa à critiquer vigoureusement un des hommes forts du régime de feu Hassan II, Driss Basri, et a dénoncé les désavantages subis par son groupe notamment par rapport à la répartition de la marocanisation (plan postindépendance ayant pour objectif de répartir les entreprises détenues par des Français à des Marocains).
C’est peut-être ce sentiment d’injustice ou l’amour profond de sa patrie qui poussa Châabi à se lancer dans une carrière politique, qui on peut l’admettre paraît bien atomisée et chaotique par le nombre de partis politiques auxquels il a adhéré, mais ne dit-on pas que dans le chaos il règne l’ordre, et s’il y a de l’ordre, il y a du sens. De fait, Miloud Châabi était plus attaché à l’âme humaine, aux idéaux, au rêve d’un pays égalitaire, juste et générateur de Lumières philosophique, économique, scientifique que serait le Maroc. Il a donc suivi des amis fidèles comme Maati Bouabid qui l’a mené à l’Union Constitutionnel, puis à l’Istiqlal pour son ami M’hamed Boucetta et enfin au parti du progrès et du socialisme en mémoire de son ami Ali Yata. Cependant la réalité pratique qu’est celle de la politique fera naître forcément des incertitudes en cet homme, mais ne le fera jamais douter en un avenir meilleur construit par la force de l’esprit, de la parole et de la démocratie.
Le 16 avril 2016, les Marocains ont perdu leur petit berger, décédé à Hambourg en Allemagne à l’âge de 86 ans. Son histoire spécifique devra rester un modèle d’espoir pour chaque Marocain. Lors d’une période de floue, de brouillard qui assombrit l’optimisme d’un peuple l’espoir naît d’étoiles qui montrent le chemin, les possibilités, et Miloud Châabi est une de ces étoiles, il nous montre que dans notre pays la réussite peut exister même pour un petit berger des années 30, qu’il existe encore un avenir meilleur qui est à construire dans notre pays.