Le titre de cet ouvrage se suffit à lui-même. Il y a l’essentiel, le principal ce qui ne serait pas possible sans lui. Dans une comparaison qui nous est permise par le titre, c’est comme un repas marocain sans pain, c’est-à-dire inenvisageable. Eh bien, il en est de même pour la nature humaine, on ne peut l’envisager que par la conscience humaine. Elle n’existe que par ce fait. Ce livre est donc celui de la conscience humaine vis-à-vis de sa nature propre. C’est par une certaine prise de conscience que l’auteur a pu faire cet ouvrage, ce chef-d’œuvre de l’analyse des comportements profonds des humains. Pourtant il existe de nombreux livres qui traitent du sujet, mais l’auteur ici ne se pose pas dans une perspective scientifique, mais personnelle. Il raconte son histoire. Mais là aussi de nombreux livres autobiographiques existent et sont d’excellentes qualités. Pourtant le pain nu reste unique. Il reste unique de par sa justesse, sa libération des prérogatives que nous impose l’écriture.
Mohamed Choukri a réussi à surpasser ces obstacles, pour nous offrir sa vie, sa conscience, sa nature sans le moindre voile. Il nous offre son histoire complétement nue (Jean-Jacques Rousseau a promis aussi dans Les Confessionsde se livrer sans restrictions), et par cette occasion une partie aussi de l’histoire du Maroc, celle du protectorat.
En effet, le pain nu commence dans les années 40, le petit Mohamed a six ans, est rifain et n’a jamais connu l’innocence de l’enfance. Il hait son père d’une manière aussi profonde, que brutale, depuis que ce dernier a assassiné son frère devant lui. La famine qui touche sa région natale le pousse à aller à Tanger à l’âge de sept ans. Tanger est sous statut international et toutes les dépravations imaginables sont le quotidien des enfants de la rue, des vagabonds et des bandits. Choukri ne nous épargne rien, on découvre les viols, la prostitution, la drogue qui gangrènent la ville du détroit. L’auteur nous livre aussi des moments qu’il a vécus qui montrent l’ébullition des mouvements indépendantistes et la répression sanglante qu’elle déclenche.
Le langage utilisé est simple, mais cru. On nous raconte des épisodes tabous, comme la première relation sexuelle avec une prostituée ou bien la violence meurtrière d’un père-monstre. C’est pour ces raisons que certains considèrent le pain nu comme un classique de la littérature arabe, mais c’est aussi pour ces mêmes raisons que ce livre attire des critiques et censures (le livre est publié au Maroc en 1982, puis censuré de 1983 à 2000).
Mais se focaliser sur ces points ne permet pas d’affronter la vérité, les vérités de la vie d’un infortuné. Et surtout nous ferait omettre la manière dont l’écrivain nous conte tout cela qui tire du pur génie, car en ne voulant avoir aucune manière de rédaction qui est propre au style littéraire, Choukri en crée une, le sienne et elle lui est personnelle. Quand il raconte sa vie d’enfant, d’adolescent, il ne se met pas dans la peau de cette personne qui n’est plus lui, tout en étant lui avec des années en plus. En effet s’il avait opéré de cette manière, il aurait joué un rôle, le sien. Et quand on joue, on n’est plus soi-même, on raconte l’histoire d’un autre fictif sublimé par la plume. C’est-à-dire comme tous les autres livres, mais le pain nu n’est pas de cela.
Ce livre rend triste, mais une tristesse pragmatique, c’est-à-dire dénué de toutes émotions superflues, moralisatrices, le génie de Choukri est là.